Manseau. Le nom évoque certes un bucolique village de 900 âmes au Centre-du-Québec, mais il va de pair avec un curieux happening toujours présent dans les souvenirs de ceux qui y sont passés ou qui l’ont indirectement vécu. Du 31 juillet au 2 août 1970, le Woodstock Pop Festival de Manseau promet trois jours d’amour, de paix et de musique. La réalité sera toute autre et alimentera de solides rumeurs et toutes sortes d’histoires d’horreur pendant les décennies à venir. 45 ans plus tard, retournons sur la Ferme Napoléon pour remettre les pendules à l’heure et (re)découvrir le plus grand événement hippie québécois qui n’a jamais vraiment eut lieu…
Quelques mois suivant le succès du monumental méga-spectacle de Woodstock aux États-Unis à l’été 1969, des organisateurs ont idée d’organiser un événement similaire en province. Le public québécois avait déjà eu droit à des Love-Ins et d’imposantes tournées Starovan ou Musicorama, mais cette fois-ci, on voyait encore plus grand… trop grand. Le happening envisagé a de quoi faire rêver : trois jours de spectacles en continue, un immense terrain de jeu aménagé au cœur du tranquille village de Manseau (près de Trois-Rivières), quelques dizaines d’artistes américains de renom qui rejoignent une pléiade de groupes locaux pour le plaisir des milliers de hippies qui convergent à la campagne.
L’organisation du Festival Pop est présidée par Roger Vandal, mais repose principalement sur l’investissement et le travail des Productions Woods, propriété des frères Filiatrault : Raymond Filiatrault (aussi connu comme le chanteur Pierre Lebon; promotion/vente), Fernand Filiatrault (aménagement), Pierre Filiatrault (distribution) et Réal Filiatrault (aussi connu sous le nom Réal Leroy; gérance). Médiatiquement parlant, c’est surtout un certain Richard Siegfried « Ziggy » Wiseman qui s’affiche comme porte-parole de l’entreprise. Cet ex-boxeur devenu pendant quelques temps le gérant de la chanteuse Jenny Rock entretient même des liens avec la mafia montréalaise. C’est ce dernier qui doit négocier les contrats avec les artistes, mais à quelques jours du début des festivités, bon nombre d’ententes demeurent nébuleuses quand elles ne sont pas carrément inexistantes…
L’ancienne ferme d’un agriculteur local (Paul Turgeon) sur le rang d’En-Haut s’impose aux organisateurs comme le lieu idéal pour y tenir leur festival. On a tôt fait d’acheter le terrain et de le rebaptiser La Ferme Napoléon. Un buzz médiatique se développe autour de l’événement dès juin 1970, généralement accompagné d’une certaine confusion qui alimente les rumeurs les plus surréalistes et quelques craintes chez les villageois. Un curé met déjà en garde les agriculteurs locaux contre d’éventuels vols de bétails par de jeunes drogués affamés. Lorsque le caniche d’un villageois disparait, on en vient même à soupçonner les hippies de l’avoir mangé…
Qu’à cela ne tienne : le gouvernement approuve finalement l’émission d’un permis pour la tenue du Festival à peine une semaine avant son ouverture, soit le 22 juillet. Plusieurs politiciens et journalistes expriment leurs doutes quant au succès de l’entreprise, mais personne ne remet en doute le besoin de la jeune génération de se rassembler pour un happening collectif et essentiellement pacifique. Presqu’au même moment, la SQ soupçonne parallèlement Raymond, Pierre et Fernand Filiatraut d’une vingtaine de fraudes auprès d’autres artistes et d’œuvres de charité. Réal Filiatrault déclare : On a fait arrêter mes trois frères. On est venu perquisitionner chez-nous. On m’a interrogé pendant sept heures et demi de temps. Je dépensais 5000$ à 10 000$ du coup et on me déclarait que le permis que je détenais, je ne l’aurais peut-être plus le lendemain matin. Décidément, ça chancelait déjà et c’est sans parler de la présence soupçonnée de la mafia dans l’organisation, les soins hospitaliers d’urgence non-rémunérés ou d’une petite clique de hippies qui conteste déjà sur place le prix des billets par un sit-in. Y’a pas à dire, un nuage sombre flottait au-dessus des champs de la ferme Napoléon…
Quelques 200 policiers sont néanmoins dépêchés à Manseau, 35 voitures, 20 motocyclistes et 2 hélicoptères. La Sureté du Québec est en uniforme, tandis que des agents de la GRC en civil croquent des photos sur les lieux. Les agents de la SQ sont pour la plupart regroupés à l’école Ste-Croix de Manseau, transformée pour l’occasion en véritable quartier général des forces de l’ordre. Puisque La Ferme Napoléon est considérée comme un « terrain privé », les policiers assurent les organisateurs qu’ils « n’y mettraient pas les pieds sans y être demandés officiellement », qu’il n’y aurait pas d’arrestations sur les lieux et, du coup, qu’ils ne contrôleraient pas la consommation et la distribution de drogues. Les pushers ont alors le beau jeu et la vente de stupéfiant s’annonce librement. Des pharmacies éphémères comme LSD (Laplante Speedy Drugstore) ou POT (Pharmacien Ô Travail) offrent ainsi toutes une pharmacopée d’hallucinogènes et de stimulants (Benzédrine, Dexédrine). Dans ce contexte où tous les abus sont permis devant comme derrière le comptoir, le journal local Le Nouvelliste dénombrera le nombre impressionant de 600 patients traîtés pour des bad trips après avoir consommé du LSD ou du hashish de pauvre qualité. Comme si l’incident du brown acid de Woodstock avait aussi fait son chemin vers Manseau… En réalité, c’était plutôt 600 incidents de toutes natures (foulures, coups de soleil, etc.) et quelques mésaventures lysergiques…
Dès vendredi 2 août 1970, en pleine canicule, la Sureté du Québec dénombre quelques 8000 spectateurs présents alors qu’on n’avait vendu un peu moins de 1000 billets… Quelque chose ne tourne pas rond! Michael Lang (organisateur du Pop Festival de Woodstock l’année précédante et consultant auprès des frères Filiatrault) visite le site de la Ferme Napoléon vendredi soir avant de s’éclipser discrètement et apparemment « déçu ». Les organisateurs accusent déjà un certain déficit quand ils constatent qu’à ce rythme, ils ne pourront payer comme prévu les agents de sécurité qui déjà, peinent à contrôler la foule envahissante. Frustrés, ces derniers quittent les lieux peu après minuit. Le lendemain après-midi, on ne dénombre plus que 3500 personnes, les «hippies pur et durs» ayant cédé leur place aux curieux de tout acabit. À 15h00, les organisateurs se voient dans l’obligation de rendre l’accès au site gratuit afin d’éviter tout débordement. La Sureté jouait alors sur notre intelligence. Elle savait qu’on ne fermerait pas le son, la musique, pour mettre un terme à cette invasion massive gratuite. On savait que je n’étais pas assez inhumain ou imbécile pour agir ainsi, ce qui aurait pu provoquer la colère des gens et se terminer par cinq ou six morts.
Un festival, c’est bien, mais sans musique… à quoi bon? En se nommant officiellement le « Woodstock Pop Festival de Manseau », les spectateurs sont en droit à s’attendre à « 3 days of peace, love and music ». Dès les premiers balbutiements cependant, rien ne semble moins certain…Entre juin et juillet 1970, on annonce sans toutefois confirmer la venue d’une imposante brochette d’artistes, pour la plupart des États-Unis. Faute de précisions, l’aspect musical est souvent relégué au second plan, loin derrière les questions insistantes des journalistes à propos de l’hygiène, de la sécurité, du naturisme, de la consommation de drogues, etc.
L’implication indirecte de Michael Lang à titre de consultant pour l’organisation de Manseau inspire probablement l’idée d’inviter Ritchie Havens, Canned Heat, Joe Cocker et même Jimi Hendrix, des artistes qui ont tous participé à Woodstock l’année précédante. Bien qu’on promette leur venue à plusieurs reprises, Le Soleil confirme finalement le 30 juillet que ces artistes n’y seront pas. Cela n’empêche toutefois pas les organisateurs de payer une pleine page promotionnelle dans l’édition du 1er août du journal Écho-Vedettes, question d’ajouter à la confusion. Alors que les festivités sont déjà en cours, cette rare publicité annonce toujours la participation de Havens, Canned Heat et plusieurs autres dont Little Richard, Voice of East Harlem (New York, NY), Dr. John, ST 4 (New-York, NY), Mauroks (New-York, NY), Dakota, Unspoken Word (Long Island, NY), Instan Puddin (obscure quatuor américain), Flesh, Ouin Coswell, Stark Naked (Long Island, NY), Lazarus (Woodstock, NY), This End Up, Blu Hare et plusieurs autres vedettes américaines. Culottés, les organisateurs prennent soin de spécifier au bas de l’affiche que les artistes (sont) sujets à changement sans avis. Ça s’invente pas. Certains avancent même que des noms de groupes auraient été inventés de toutes pièces; on compte sur vous pour nous aider à identifier quelques-unes de ces mystérieuses formations. Chose certaine, même mensonger, ce panel demeure plutôt écclectique! Lorsqu’on constate que le véritable nom de l’événement est Woodstock Pop Festival de Manseau, on comprend mieux qu’on visait essentiellement l’importation d’un showcase newyorkais. Poussons l’audace et demandons-nous si ce n’était pas la possibilité de conclure un échange culturel et touristique avec nos voisins du Sud qui avait ultimement facilité l’obtention d’un permis auprès du gouvernement Bourassa? On jase, là…
Du côté des artistes québécois présentis, les noms de Robert Charlebois, La Révolution Française, Les Bel-Airs, L’Infonie ou Michel Pagliaro circulent bien qu’aucun ne soit confirmé dans la publicité du 1er août. Du lot, seules les formations Lasting Weep et La Révolution Française (Angelo Finaldi, Richard Tate et un flûtiste) performent sur scène le 31 juillet 1970. Dans un article de 2005, le guitariste et chanteur Angelo Finaldi confiait à la journaliste Marie-Christine Blais : C’était un ostie de fiasco. C’était encore des bandits qui essayaient de faire un festival pop mal organisé. C’était la tristesse, l’humiliation, on était sur la dope ben raide. Il n’y avait pas de monde. Quand j’ai vu ça, en arrivant l’après-midi, je ne voulais même pas sortir du char. Notre spectacle ? Je ne me rappelle même pas si on a joué Québécois. Je sais juste qu’on est revenus à Montréal tout de suite après. Ce vendredi soir, les québécois partagent la scène avec les albertains Entreprise et les formations ontariennes Born Free et… Confusion. Un nom prédestiné!
Faute d’artistes, on opte pour diffuser des bandes pré-enregistrées sur le site du festival ce qui ne fait qu’accentuer la déception du public présent. Samedi et dimanche, on assiste à quelques jams impromptus lorsque de courageux spectateurs-musiciens ainsi que quelques disciples de Krishna décident de fouler la scène. De tous les artistes américains annoncés plus tôt, seuls Dr John et ses musiciens acceptent de performer. Leur généreux tour de chant d’une durée de 3 heures a lieu dans la nuit de samedi à dimanche à 2h00 devant une foule de quelques centaines d’irréductibles. Au final, les musiciens ne seront jamais payés et porteront officiellement plainte en quittant le pays. Décidément, on est loin de Woodstock!
L’événement, aussi éphémère fut-il, inspira néanmoins quelques membres du groupe Les Sinners. Profitant du buzz médiatique, un mystérieux 45 tours thématique sera publié peu de temps après ledit fiasco sur la microscopique étiquette Youpi. Depuis 1966, le groupe avait accueilli plusieurs musiciens dans ses rangs, sans jamais vraiment disparaître du circuit. À la fin de 1970, c’est une nouvelle mouture des Sinners qui reprenait progressivement du service, centrée dorénavant autour de Louis Parizeau (batterie), Jean-Guy Arthur Cossette (guitare), Alain Jodoin (guitare, chant) et Denis Valois (flûte).
Le 45 tours Youpi propose Les légumes, une performance d’Arthur Cossette en face A sous le nom Arthur de l’Épouvantable couplée à une chanson composée et chantée par Alain Jodoin au revers, Le fermier psychédélic. Sous le pseudonyme Le Beau-Père d’Arthur, Jodoin met ainsi en chanson la rencontre fortuite d’un agriculteur avec ses nouveaux voisins hippies. Entrent les joints de marinaouana, les p’tits carrés de yashish et les pilules de toutes les couleurs! Bientôt notre fermier-chanteur voit la lumière et décroche pas à peu près avant de nous confier en finale : c’est moé l’fermier d’Manseau. Sortez vot’ bourrage de cariole pis vot’ tabac d’orchestre!
Magella le Beauceron – Les Hippies (ETL; juillet 1971)
Voici un second témoignage musical, moins spécifique cette fois-ci, mais tout de même lié de près au phénomène des festivals rock. Il s’agit d’une composition de Henriette Leblanc pour Magella le Beauceron (Magella Nolet), un chanteur de Saint-Georges de Beauce qui enregistre son premier simple pour les Entreprises Tex Lavallée (ETL) avec en face A son plus grand succès, La chanson des beaucerons. On vous propose sa face B… Les hippies !
Le Festival Pop se terminera comme il avait débuté: dans la confusion la plus totale. Une fois la boucane dissipée cependant, l’amateurisme de ses organisateurs et les allégations de fraudes ne demeurent pas longtemps sans écho. En effet, le gouvernement de Robert Bourrassa demande rapidement l’ouverture d’une enquête (dont les conclusions officielles demeurent toujours confidentielles) pour expliquer les débordements survenus à Manseau. Dans son mémoire, Dominic Houde conclut que de nouvelles exigences gouvernementales limiteront probablement l’émergence de futurs événements underground «similaires» en province.
45 ans plus tard, ni les habitants du petit village et autres férus de rock québécois ne semblent avoir oublié les tristes événements entourant le Festival Pop. Si le fiasco de Manseau devait bientôt faire place à de véritables happenings d’envergure (la Super Franco-Fête de Québec en 1974, la St-Jean-Baptiste de 1975 sur le Mont-Royal, le spectacle 1 x 5 de 1976…), on comprend mieux pourquoi les acteurs de la contre-culture québécoise ont longtemps eu Manseau coincé de travers dans la gorge.
APPEL À TOUS! Pour mieux le documenter, nous sommes maintenant à la recherche de témoignages, photos personnelles ou tout autres documents en lien avec le Festival Pop de Manseau. Vous étiez sur place ou étiez des musiciens qui ont été approché pour y jouer? Vous avez souvenir d’une autre chanson qui dépeignait l’événement ou d’un extraordinaire trip d’acide sur place? Vous avez mangé un caniche sur place? Écrivez-nous! Merci d’ailleurs à Raymond Naud qui nous a fait parvenir quelques polaroïds de son passage au Festival. Lorsque je suis arrivé sur place, le vendredi soir, il faisait noir et j’ai allumé une torche d’urgence (que j’avais dans la valise d’auto) et l’ai planté par terre. Un gars arrive aussitôt, pas mal drogué au LSD. Il s’est mis a piétiner la torche pour l’éteindre: il freakait sur l’éclairage et je l’ai laissé faire de crainte qu’il ne se fâche. J’avais 20 ans en 1970, la belle époque !
Sources & lectures complémentaires
Photographies: Michel Gravel (La Presse) & Gilles Roux. Roux publie sur son site personnel une cinquantaine de photos fascinantes, toutes croquées à Manseau.
HOUDE, Dominic, De Woodstock à Maseau: Manifestations musicales et contre-culture aux États-Unis et au Québec (1967-1970). Plusieurs rumeurs/faits cités dans cet article ont été confirmés à la lecture du mémoire de maîtrise d’Houde. Pour une analyse en détails les événements précédant et suivant Manseau, je ne saurais trop vous recommander de parcourir ce pertinent survol historique.
BLAIS, Marie-Christine, Le Bad Trip de Manseau, La Presse, août 2005, pp. 3-5.
DE CARVALHO, Anithe, Art rebelle et contre-culture, M Éditeur, 2015.
ELAWANI, Ralph, Les marges détachables, Poètes de brousse, 2014.
FORTIN, Andrée & WARREN, Jean-Philippe, Pratique et discours de la contreculture au Québec, Septentrion, 2015.
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